ANDREI • Sick love

•• VOTRE HISTOIRE
Il est une chose affreuse dont est victime tout enfant; c'est l'ignorance. Je n'ai pas fait exception à la règle, j'en étais fortement atteint, même plus que la normale, d'après Père. J'ignorais toujours tout, et tout le monde. Mise à part Mère. Comment faire abstraction de la femme qui vous a offert à la lumière, donné le sein, inculqué la vie, ses bons comme ses mauvais côtés ? Complexe Oedipien, j'étais fou amoureux de ma génitrice. La seule à me faire passer en quelques secondes des larmes au rire. La seule à arborer ce sourire radieux pour lequel j'aurais, si j'en avais eu la capacité, décroché la Lune. Sourire d'ailleurs très tôt en voie de disparition. La maladie rôdait toujours autour, comme un chasseur à l'affût. Hémophilie. Encore une des rares choses dont j'étais conscient et qui m'a foudroyé le coeur avec presque autant de violence qu'elle a foudroyé celui de ma douce mère. Malgré son état, elle me prodiguait tout ce que la tendresse maternelle peut inventer de soin et d’amour. Souvent elle me prenait sur ses genoux, me regardant de ses beaux yeux rieurs et me couvrait de baisers. Lorsque je fus âgé de huit ans, Mère tomba gravement malade. Elle ne résista pas à une lourde hémorragie, ayant perdu beaucoup de sang et fut réduite à garder le lit, signe d’une mort prochaine. Les médecins la déclarèrent condamnée. Cette douce figure encadrée de longs cheveux bouclés couleur ébène, ce profil si pur, ces yeux bleus au regard indulgent et tendre, ces lèvres fines d’où jamais aucune médisance ne s’était échappé. Elle était si belle. Son état maladif l’avait amaigrie et affaiblie sans pouvoir altérer sa beauté modeste et sereine. Chaque soir, je me rendais dans sa chambre afin qu’elle me conte une histoire. J‘étais loin de me douter que ce serait la dernière, avant son départ.

Andrei — « Mère, vous allez mourir ? »

Mère — « Je ne conte pas bien ? »

Andrei — « Est-ce que vous allez mourir ? »

Mère — « Oui ... Comme tout le monde. »

Andrei — « C'est à cause de moi? Parce que je fais des bêtises ? »

Mère — « Bien sûr que non Andrei…sache que je t‘aime et que c‘est le plus important. »

Elle avait le calme d’une sainte et contenait son immense douleur. Souriante, elle m’enveloppait sans cesse de caresses de son regard limpide, retenant ses larmes parce qu’elle savait que je n’aurais pas été joyeux si je l’avais vue triste, courageuse parce que j’avais besoin de courage car m’ayant donné la vie, elle tenait à inspirer aussi les vertus qui l’honoraient. Et tout en me caressant la joue, elle m'a dit :

Mère — « Promets-moi, lorsque je ne serais plus là, de trouver l'amour qu'il te manquera en d'autres, et si tu ne le trouves pas, continue à chercher; ne renonce jamais. »

Ses dernières paroles au lit de mort restent mon seul et unique souvenir de lumière.

Je pense jusqu'à aujourd'hui avoir tenu la promesse faite à Mère. Voilà plus d'un siècle qu'on me décrit comme une personne dévouée, qui prend la vie avec légèreté. Plus d'un siècle écoulé sans jamais retirer le masque qu'elle a bien voulu me donner. À mes vingt-quatre ans, lors d'une soirée, en compagnie de mon cousin Ludomír, j'eus un gage. Je me rendis au bois glacé près de ma ville, seul, en pleine nuit. J'y fis une rencontre qui bouleversa ma vie...

C'était le plus beau, le plus élégant, de plus charmant de tous les hommes que mon regard avait eu l'extrême plaisir de rencontrer, du moins s’il était un homme, car ce qui le rendait si séduisant me tournait presque vers une attirance surnaturelle… Un surnaturel que je réclamai de toute la force de mes mots et de mes gestes, puisque j’étais à genoux près de lui. Je suis tombé amoureux avant même d‘apprendre à le connaître pleinement. Avant de connaître ses caresses folles, et sa couche qui m’éveilla des humeurs que jusqu’ici je n’aurais pu imaginer que dans mes songes les plus fous. Étrange amour, resté cependant inexplicable; de la violence agréable, subite sous des draps chauds. J’avais vécu un peu moins d’un tiers d'une vie humaine et je sentais déjà que je pourrais l’aimer jusqu’à sa fin. J'appréciais énormément sa compagnie, il fallait croire que c'était réciproque. Le distraire et le faire rire était si facile, peut-être même trop; il riait à n‘importe laquelle de mes plaisanteries, même les plus fades, et se laissait prendre à n‘importe lequel de mes jeux charnels, même les plus douloureux.

Il m’accueillit en sa demeure, un vaste palais russe, dont les murs étaient cependant entièrement recouverts d’or, de tableaux sublimes qu’il disait faites « de la fine pointe des pinceaux d’un certain Botticelli », de plafonds crées par « le fameux Michel Angelo », que je ne connaissais pas plus que le premier peintre. Je déduisais simplement que ces deux artistes avaient dû être, vu la consonance de leurs noms, italiens, à l’instar de mon bien aimé. Il m'avoua avoir quitté Venise après un voyage à Moscou qui l’avait charmé; qu’il y était venu dans l‘espoir de trouver « une personne comme moi ». Il me fit part de l’immense joie qu’il éprouvait de m’avoir auprès de lui, à partager ses nuits, dites « trop longues dans sa solitude caverneuse ». Je ne répondis rien. Je le couvris de baisers.

La panique se fit ressentir le jour où je découvris la véritable identité de cet homme, riche et puissant, auquel mon corps et mon cœur tout entiers appartenaient. C’était un Ange, véritablement; un Ange qui tuait pour se nourrir de sang humain, sacrifice nécessaire afin d'entretenir son teint de nacre et ses pupilles d‘améthyste.

Andrei — « Comment devient-on ce que vous êtes? »

Lucian — « Non, Andrei. Jamais. Ne me demande jamais de faire cela de toi. »

Andrei — « Pourquoi donc? Chaque fois que vous parcourez les rues et que vous ramenez une gorge à laquelle vous buvez, vous semblez rajeunir et votre magnificence ne fait qu’accroître. Bientôt je ne serais qu’un vieillard tandis que vous resterez éternellement figé dans votre vingtaine. Laissez-moi goûter à votre jouvence. »

Lucian — « Je t‘ai dit non. Je veillerai sur toi jusqu’à ce que la mort t’emporte. »

Je venais d’éveiller pour la toute première fois la colère de Lucian, de naturel si calme. Je le voyais, car le rouge lui montait à la tête, rosissant ses pommettes d’adolescent que de tout évidence les inconvénients de la puberté avaient épargnés. Ce dernier détacha de sa taille sa ceinture et me fouetta les jambes avec force. Je tombai à terre. Cela n’arrêtai pas mes paroles. Je pleurai, suppliant, comme un enfant en plein caprice.

Andrei — « Je promets de ne jamais me montrer supérieur! Je vous en prie, par pitié. Je veux être vous. Voir comme vous voyez, paraître ce que vous paraissez, ressentir ce que vous ressentez… »

Il ignora mes demandes, me refusant même, plus tard, de simples étreintes. Ce fut comme si depuis je l’écoeurais. &Alors que j’avais fini par croire mes harcèlements inutiles, il revint s’abandonner à moi, et, sans même que je n’en prenne réelle conscience, accéda à mon unique souhait; je devins à mon tour un Ange.

Il m’expliqua que pour survivre il me fallait donc boire le sang des mortels, mais que je devais, dans le but de servir le Seigneur comme il se devait, me contentez de m’abreuver des veines des mauvaises gens, pour les expédier là où ils se devaient d‘aller, puisqu‘ils le méritaient. Quant aux innocents, je décidai de les protéger. Je le fis du mieux que je pus, et je le fais encore. Ce n’est malheureusement plus le cas de mon cher Lucian, qui disparut un soir et ne revint jamais.

Je suis fidèle, je l’ai attendu. Le temps s’écoula ainsi que la plus calme des rivières. Quatre-vingt années, et il ne revint toujours pas. Il avait laissé son beau palais tel quel, et surtout, il m’avait laissé moi. Pour m’occuper je me mis à l’écriture. Je continuai ainsi toujours à m’exprimer, à quelques feuilles… À la neuvième décennie passée à l’attendre, je ne pus plus supporter le malheur qui avait brisé mon coeur en un milliard de morceaux. La solitude était trop forte, il me fallait retrouver contact… Échanger quelques mots, quelques phrases, n’importe quoi, avec n‘importe qui. Ma plume ne me suffisait plus. Je décidai de partir, de tout quitter pour de nouveaux horizons. Je pris la moitié de l’or et déposa, au cas où, un mot à l’attention de mon Ange Supérieur. Je partis pour les Amériques, et y trouva un lieu où prospérer. Cleveland, une ville paisible et pourtant étrange qui m'attira inexorablement. Je m’enquis de ses habitants et m‘y attacha, imitant leurs manières à merveille. Chacun avait quelque chose à m’apporter, j’aimais passer du temps avec eux… Puis, je sentais que parmi eux se trouvait quelqu’un, une personne exceptionnelle qui serait capable de combler le vide crée par le manque de mon Lucian, à qui je pourrais transmettre le don merveilleux d‘Ange dont j‘avais été doté et qui saurait à jamais s‘en servir auprès de moi.